Mercedes Roffé
Las linternas flotantes (Buenos Aires, Bajo la luna, 2009)
I.
Dormir con los ojos abiertos, bien abiertos
Dormir alerta
Dormir de pie, con la frente apoyada en el vano del día
Residir la noche toda en la pura presencia de la letra
Aleph Beth Yod
el rasgo el trazo -cifra
Residir la noche entera en la vigilia
Residir la noche toda insomne
Residir la vida toda en duermevela
porque sentir es más que ver y más aun es fundirse
Residir la noche en el velo de la noche
Residir la noche toda en el alba
Residir la noche toda en el alba pura y plena
Residir la noche en el umbral de la noche
Residir la noche entera
del otro lado del sueño
Residir la noche en el mar profundo
en la vigilia del mar
Residir la noche toda en lo profundo
y ver la noche toda reflejada en la noche
y el fluir de los peces cortando a pique el cielo
el canto de los peces cortando el cielo
y las lustrosas yemas de las algas cimbreando
punteando
la noche oscura del agua
los mascarones fantasmas de los buques del sueño
los mascarones en el aire azul flotando
maridándose con las almas
Residir la noche en el borde de la noche
abajo, donde mora el reflejo verdadero
más allá, donde mora la luna,
no su reflejo
sino su cara de plata verdadera
Tejer la noche con el alba, el alba con el día
el día con el estridor del despertar
las trompetas del día
los metales vibrantes de la orquesta del día
Residir en la llama, en su bóveda azul fría,
en el vibrante azul inofensivo
refugio, templo, iglú en el origen del fuego
estar en el centro y verlo
estar en el centro y hablarle
estar en el centro y no temer
y que no sea temible
sólo belleza pura
oro
y poder verla de frente y verla
y que no sea temible aunque lo sea
SUSPENSIÓN
de todo ,
de todos los sentidos
de lo corpóreo y frágil, vulnerable, mortal, hirsuto
de todos los sentidos
Suspensión del sentido para ver lo pleno
Suspensión del sentido para oír lo pleno
Suspensión del sentido para oler y tocar
gustación de lo pleno
Suspensión del sentido para sentir lo pleno
Suspensión de todos los sentidos para el sentido pleno
Lo múltiple y uno
Lo intraducible
El eco
perfecto y pleno
Porque hay verdad y hay ecos
Hay verdad y hay sombras
Hay verdad y hay la flagrante arquitectura que la cubre y la oculta y la rodea
y la mina y la cerca y distorsiona
Hay verdad y hay espejos
Hay verdad y hay espejos que la cercan
Hay verdad y hay espejos
que traen del sueño la rama que lo prueba
Y hay verdad y hay espejos
que desdicen
hasta los rosados dedos de la aurora
VII.
He llegado hasta aquí.
A la herida del ala.
Contradicción perfecta
donde todo es posible
donde todo danza su danza-vórtice
de silencio y vacío.
La luz apenas
juega a deslumbrarnos.
A idear las formas que nos guían
rotundas e ilusorias
—mesa, silla, espejo... : rama del paraíso…
rama
del sueño en la vigilia
—abierto y entregado.
No entres por ahí.
No acerques tu mano tibia y trémula
al dorado picaporte.
Verás la escena que te fue destinada
—precisamente aquella que debías
ver y no ver.
Tu Alejandría siniestra y familiar.
Roma bombardeando la casa de tu infancia.
Una Babel de mutismos.
No entres.
No abras los ojos.
Desnudeces.
¿Quién dice cuerpo?
¿Quién dice eros o amor?
Ágape
interrupto en su descenso.
Todo vuelve.
Como aquí,
todo vuelve.
¿Pero a qué?
Oh loto bienoliente salpicado
de sangre y barro.
Escombros, miembros, esquirlas, ojos
infectando
el sagrado
estanque de la vida
su corriente sagrada y estancada
en una fosa común.
En las paredes de la caverna,
entre estalactitas de sangre y barro, esquirlas y miembros cercenados,
un jazmín proyecta su sombra blanca trémula.
Oh jazmín bienoliente y perfecto,
abierto y entregado.
I.
Dormir les yeux ouverts, bien ouverts
Dormir alerte
Dormir debout, le front appuyé sur le rebord du jour
Résider toute la nuit dans la pure présence de la lettre
Aleph Beth Yod
le trait le tracé-chiffre
Résider la nuit entière dans la vigile
Résider la nuit toute insomniaque
Résider toute la vie dans un demi-rêve
parce que sentir c’est plus que voir, et plus encore, c’est se fondre
Résider la nuit dans le voile de la nuit
Résider la nuit toute dans l’aube
Résider la nuit toute dans l’aube pure et pleine
Résider la nuit au seuil de la nuit
Résider la nuit entière
de l’autre côté du rêve
Résider la nuit dans la mer profonde
dans la vigile de la mer
Résider la nuit toute dans la profondeur
et voir la nuit toute réfléchie dans la nuit
et le flot des poissons coupant le ciel à pic
la lame des poissons coupant le ciel
et les boutons lustrés des algues cinglant
pointillant
la nuit obscure de l’eau
les fantômes de proue des vaisseaux du rêve
les figures flottant dans l’air bleu
se mariant avec les âmes
Résider la nuit au bord de la nuit
en bas, où demeure le reflet véritable
plus loin, là où la lune demeure
non pas son reflet
mais l’argent de sa face véritable
Tisser la nuit avec l’aube, l’aube avec la nuit
le jour avec le cri strident du réveil
les trompettes du jour
les métaux vibrants de l’orchestre du jour
Résider dans la flamme, dans sa voûte de bleu froid
dans l’inoffensif bleu vibrant
refuge, temple, igloo dans l’origine du feu
être au centre et le voir
être au centre et lui parler
être au centre et ne pas avoir peur
et qu’il ne soit pas à craindre
seulement beauté pure
or
et pouvoir la voir de face et la voir
et qu’elle ne soit pas à craindre même si elle l’est
SUSPENSION
de tout
de tous les sens
du corporel et du fragile, du vulnérable, du mortel, de l’hirsute
de tous les sens
Suspension du sens pour voir le plein
Suspension du sens pour écouter le plein
Suspension du sens pour sentir et toucher
goût du plein
Suspension du sens pour sentir le plein
Suspension de tous les sens pour le sens plein
Le multiple et l’un
L’intraduisible
L’écho
parfait et plein
Parce qu’il y a le vrai et il y a des échos
il y a le vrai et il y a des ombres
Il y a le vrai et il y a l’architecture flagrante qui le couvre et le cache et l’entoure
et le mine et l’encercle et le distord
Il y a le vrai et il y a des miroirs
Il y a le vrai et il y a des miroirs qui l’encerclent
Il y a le vrai et il y a des miroirs
qui apportent du rêve la branche qui le prouve
Et il y a le vrai et il y a les miroirs
qui méprisent même
les doigts rosés de l’aurore
VII.
On est arrivé jusqu'ici.
À la blessure de l'aile.
Contradiction parfaite
où tout est possible
où tout danse sa danse-remous
de silence et de vide.
La lumière joue
presque à nous aveugler.
À figurer les formes qui nous guident
rotondes et illusoires
--table, chaise, miroir... branche du paradis
branche
du rêve dans la vigile
--épanoui et offert.
N'entre pas par là.
N'approche pas ta main tiède et tremblante
du loquet doré.
Tu verras la scène qui te fut destinée
--justement celle que tu devais
voir et ne pas voir.
Ton Alexandrie funeste et familière,
Rome bombardant la maison de ton enfance.
Une Babel de mutismes.
N'entre pas.
N'ouvre pas les yeux.
Nudités.
Qui dit corps?
Qui dit éros ou amour?
Agape
interrompu dans sa descente.
Tout revient.
Comme ici,
tout revient.
Mais à quoi?
Ô lotus odorant taché
de sang et de boue.
Décombres, membres, esquilles, yeux
infectant
l'étang
sacré de la vie
son courant sacré et stagnant
dans une fosse commune.
Dans les murs de la caverne,
entre stalactites de sang et de boue, esquilles et membres
rognés,
un jasmin projette son ombre blanche tremblante.
Ô jasmin odorant et parfait,
épanoui et ouvert.
Traduit de l’espagnol par Nelly Roffé
Originaire de Casablanca au Maroc, Nelly Roffé habite à Montréal depuis 1967. Elle détient une Maîtrise en Littérature Comparée de l'Université de Montréal, et enseigne les langues et la littérature.
Elle a donné des conférences dans des universités au Canada et aux Etats-Unis et a obtenu des bourses d'études et de recherches qui lui ont permis de résider à Madrid et à Grenade. Plus récemment, elle a obtenu une bourse du Centre International de Traduction Littéraire de Banff et a fait partie du jury pour le prix John-Glassco.
Ses traductions de la poésie de la poète argentine Mercedes Roffé ont été publiées au Québec par des Éditions du Noroit. Sa version en français de Cabeza de ébano du poète Rodolfo Häsler (Cuba-Barcelone) a été publié par Écrits des Forges.
Ses traductions de poésie québécoise, latino-américaine et espagnole sont publiées dans des revues littéraires au Canada, en Espagne, en Belgique, en France et au Maroc. Elle travaille maintenant dans son premier livre de poèmes, La femme qui danse.
Mercedes Roffé
Mercedes Roffé est née à Buenos Aires en 1954. Elle habite à New York depuis 1995. Son oeuvre poétique comprend: Poemas (Madrid, 1978), El tapiz de Ferdinand Oziel (BsAs, 1983), Cámara baja (BsAs, 1987; Chili, 1996), La noche y las palabras (BsAs, 1996; Chili, 1998), Definiciones Mayas (New York, 1999), Antología poética (Caracas, 2000), Canto errante (BsAs, 2002), Memorial de agravios (Córdoba, 2002), La ópera fantasma (BsAs, 2005), Las linternas flotantes (Bs As, 2009), et Carcaj : Vislumbres (Espagne/Méxique, 2014)
Sa poésie a été traduite à l'italien (L'algebra oscura ; S. Marco in Lamis, Quaderni della Valle, 2004), au roumain (Teoria culorilor ; Bucaresti, Editura Academiei Internationale Orient - Occident, 2006) et à l'anglais (Like the Rains Come. Selected Poems 1987-2006 ; Exeter, UK, Shearsman Books, 2008). Dans une traduction en français de Nelly Roffé, elle a publié aux Éditions du Noroît, Définitions mayas et autres poèmes (2004), Rapprochements de la bouche du roi (2009), et Les Lanternes flottantes (2013)
Depuis 1999, Mercedes Roffé dirige la maison d'édition Ediciones Pen Press, dédiée à la publication de plaquettes de poésie contemporaine. Parmi d'autres distinctions, elle a reçu en 2001 une bourse de la Fondation John Simon Guggenheim, et en 2011 une bourse de la Fondation Civitella Ranieri.